Vol. 77, Nº 1Reportages externes

Hors de tout doute raisonnable

Quand des partenariats procurent une condamnation

Les enquêteurs de la police de Vancouver travaillent avec le personnel d'une ONG à Phnom Penh, au Cambodge. Crédit : Service de police de Vancouver

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Le 2 décembre 2003, le groupe des enquêtes sur les crimes sexuels et abus d'enfants du Service de police de Vancouver (SPV) a ouvert une enquête sur le violeur en série Donald Bakker, arrêté après avoir agressé et torturé une travailleuse du sexe duDowntown East-Side (DTES).

En cours d'enquête, les policiers ont récupéré des vidéos dans lesquelles M. Bakker semblait violer et torturer 57 autres femmes droguées et vulnérables du DTES. Et dans trois segments distincts, l'homme violait aussi des fillettes asiatiques.

Les fillettes semblaient avoir entre 4 et 10 ans. Dans chacun des segments, M. Bakker en violait trois à la fois. Les fillettes ne parlaient pas anglais, ce qui a amené les enquêteurs à croire que les crimes avaient probablement été commis en Asie.

La découverte des vidéos a fait prendre à l'enquête une ampleur telle qu'elle a été scindée en trois enquêtes parallèles :

  • Le viol et la torture de femmes du DTES
  • Les antécédents de M. Bakker et l'étude de ses déplacements au regard de crimes non résolus au Canada
  • Les agressions sexuelles d'enfants à l'étranger

Ce troisième segment de l'enquête a donné lieu à la première condamnation pour infraction à la loi canadienne sur le tourisme sexuel.

Couramment appelée loi sur le tourisme sexuel, le paragraphe 7(4.1) du Code criminel du Canada permet de poursuivre au Canada l'auteur d'infractions sexuelles commises sur des enfants à l'extérieur du territoire canadien.

En 1997, la loi a été modifiée pour qu'il ne soit plus nécessaire de prouver l'achat de services sexuels d'un mineur; toutefois, le pays où l'infraction avait été commise devait toujours consentir à la poursuite. En juillet 2002, la loi a de nouveau été modifiée, pour permettre la poursuite au Canada sans avoir à obtenir au préalable le consentement du pays hôte.

Embûches

La police voyait bien ce que M. Bakker avait fait, mais elle ne pouvait pas prouver les éléments essentiels d'une accusation criminelle. Les fillettes semblaient avoir moins de 14 ans (âge du consentement à l'époque), mais elles vivaient probablement dans des contrées pauvres où les enfants se développent à un rythme différent des petits Nord-Américains. Faute de pouvoir prouver l'âge des enfants hors de tout doute raisonnable, le procès criminel ne donnerait rien.

En supposant qu'on aurait pu prouver l'âge des enfants et priver ainsi l'accusé de la défense du consentement, les enquêteurs devaient encore prouver où les infractions avaient été commises et à quel moment. Si c'était avant juillet 2002, ils devaient savoir dans quel pays M. Bakker avait commis ses crimes, pour obtenir des autorités leur accord à un procès au Canada.

Les moyens habituels pour faire avancer l'enquête n'ont ouvert aucune piste. Tournées à l'intérieur, les vidéos n'ont révélé aucun paysage ou indice du lieu où l'homme se trouvait. L'analyse judiciaire des bandes vidéo n'a produit aucun renseignement probant non plus.

On a examiné le passeport de M. Bakker, mais il avait fait plusieurs voyages en Asie du Sud-Est plusieurs années de suite. Les enfants dans la vidéo parlaient un mélange de khmer (langue parlée au Cambodge) et de vietna-mien, mais beaucoup de ces enfants sont passés clandestinement de pays en pays, alors cet élément n'avait qu'une valeur limitée.

Ressources internationales

Il est devenu évident que la police à elle seule n'obtiendrait pas les preuves nécessaires pour faire condamner M. Bakker. Les enquêteurs ont donc demandé de l'aide à des experts non policiers et à des ressources internationales. En espérant pouvoir les faire identifier, les enquêteurs ont tiré 19 clichés des visages des fillettes. Ils ont aussi tiré des centaines d'images du décor des trois chambres dans lesquelles l'homme avait sévi.

Aux yeux des enquêteurs, l'élément crucial de l'enquête était l'âge des enfants. Incapables d'obtenir d'un expert local une opinion sur leur âge, les enquêteurs ont cherché des méthodes pour mesurer la vitesse de maturation sexuelle des enfants.

Ils n'ont trouvé qu'une seule étude sur la vitesse de maturation des enfants d'ascendance asiatique ailleurs qu'en Amérique du Nord et en Europe. Menée par la pédiatre Sharon Cooper, de Caroline du Nord, l'étude portait sur la vitesse de maturation des enfants vivant dans des pays en développement où la malnutrition et les maladies infantiles sont endémiques. Les enquêteurs ont communiqué avec la Dre Cooper, qui a accepté de regarder les images et de donner son opinion d'expert sur l'âge des enfants.

Entre-temps, les enquêteurs ont fait appel à leurs alliés policiers régionaux au Canada pour les aider à identifier les enfants et les lieux de crime. Ils ont ainsi obtenu le nom d'un expert civil en marques d'outils de la GRC, Brian McConaghy. Celui-ci avait fondé plusieurs organismes de bienfaisance dans des collectivités du Cambodge dans les années 90.

Il a accepté de regarder les images, si cela pouvait aider. M. McConaghy a reconnu un motif typiquement khmer (ou cambodgien) sur un foulard dans le décor d'une des vidéos. Il a aussi remarqué des mots qui lui semblaient khmers dans le coin d'une affiche. Ces indices et d'autres encore l'amenaient à croire que les crimes avaient probablement été commis au Cambodge.

M. McConaghy a donné aux enquêteurs du SPV les noms de personnes-ressources dans plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) du Cambodge, notamment des organis-mes de défense des droits de la personne, des établissements de soins de santé et des institutions qui prennent soin des enfants rescapés de l'esclavage sexuel. Les enquêteurs ont communiqué avec ces ONG et déterminé lesquelles pouvaient aider à faire progresser leur enquête.

Ils ont retenu quatre ONG auxquelles ils ont envoyé les 19 clichés des visages et les centaines de clichés des décors tirés des vidéos. En quelques semaines, chacune avait déterminé qu'il n'y avait que sept enfants, et non neuf comme on l'avait d'abord cru, et en donnait les noms et l'âge.

Quand les enquêteurs du SPV ont reçu ces renseignements, ils avaient, eux aussi, déterminé qu'ils avaient affaire à seulement sept enfants, grâce à la reconnaissance faciale. Une même fillette apparaissait dans chacun des trois segments de vidéo.

Les fillettes avaient entre quatre et neuf ans au moment des infractions. Plusieurs avaient été rescapées de l'esclavage sexuel le printemps précédent par une opération d'infiltration conjointe d'une des ONG et d'une équipe spécialisée de la police nationale du Cambodge.

La Dre Cooper a transmis son opinion d'expert aux enquêteurs du SPV à la même époque. Elle aussi concluait qu'il n'y avait que sept enfants, et son estimation de l'âge de chacune correspondait à un an près à leur âge réel.

Enquêter à l'étranger

L'opération d'infiltration et le sauvetage des enfants s'étaient déroulés à Svay Pak, au Cambodge. Les quatre ONG ont désigné cette localité, et deux ont cru reconnaître des chambres à l'intérieur de bordels de Svay Pak. Convaincus de l'existence de preuves suffisantes des éléments essentiels, les enquêteurs ont décidé de dépêcher une équipe d'enquête au Cambodge afin de recueillir la preuve qui satisferait les tribunaux canadiens.

Il n'existait aucun précédent d'une enquête de ce genre. Il y a un monde de différence entre la culture et la bureaucratie canadiennes et cambodgiennes. La police canadienne n'ayant pas compétence au Cambodge, il a fallu obtenir des permissions et de l'aide des gouvernements des deux pays. Les enquêteurs du SPV ont demandé l'accès aux lieux de crime qu'on croyait avoir reconnus et fourni à la police nationale du Cambodge certains éléments de leur preuve au soutien de leur demande.

Une fois de plus, les enquêteurs ont demandé l'aide de Brian McConaghy. Celui-ci leur a fourni les coordonnés de fonctionnaires en mesure d'accélérer le processus et de surmonter les blocages bureaucratiques, au Canada et à l'étranger. Une fois choisis les membres de l'équipe qui iraient au Cambodge, il leur a présenté des aspects culturels et sociologiques si loin des valeurs canadiennes qu'on n'y avait même pas pensé. Lorsque les enquêteurs du SPV recevaient des messages des autorités ou des ONG cambodgiennes, il a interprété pour eux les nuances qu'ils contenaient, traduit les sens cachés et suggéré la meilleure réponse à leur donner.

Les échanges diplomatiques se sont étalés sur plusieurs semaines, et il est devenu évident que les enquêteurs devraient aller rencontrer les autorités cambodgiennes pour obtenir les permissions. Sans garantie de pouvoir se rendre sur les lieux de crime ou rencontrer les témoins, l'équipe d'enquête du SPV a quitté pour le Cambodge. Les liens établis au cours des mois précédents avec les autorités et les ONG cambodgiennes ont valu leur pesant d'or.

Après plusieurs rencontres, le gouvernement cambodgien a accepté d'aider l'équipe. À partir des renseignements fournis par le SPV, la police nationale du Cambodge a obtenu le mandat de perquisition qui permettrait de confirmer les lieux de crime. L'ambassadeur du Canada a permis aux enquêteurs du SPV d'interviewer les témoins à l'ambassade, pour que les dépositions puissent être prises en territoire canadien. Les ONG, qui avaient fourni les véhicules, chauffeurs, interprètes, espace de bureau, équipement et expertise nécessaires aux enquêteurs, ont aussi conduit les témoins à l'ambassade pour leurs entrevues.

Les enquêteurs du SPV ont interrogé des dizaines de témoins qui ont identifié les fillettes et témoigné de leur âge. Escortés jusqu'au village de Svay Pak par la police nationale du Cambodge dont les pouvoirs ont été mis au service de leur enquête, ils ont pu faire exécuter le mandat et repérer les deux chambres qu'on avait cru reconnaître ainsi que la troisième chambre qu'on voyait dans les vidéos de M. Bakker.

L'équipe d'enquête du SPV a pris des centaines de photos de l'intérieur des chambres et les a comparées aux indices et caractéristiques mis en évidence dans les clichés du décor. Ils y ont trouvé notamment la même affiche qu'on voyait en partie dans la vidéo de M. Bakker.

Il s'agissait en fait d'un calendrier de 2003 imprimé et distribué par une ONG qui exploite une clinique médicale à Svay Pak. Pendant qu'ils étaient au Cambodge, les enquêteurs du SPV ont communiqué avec la clinique et avec l'imprimerie et déterminé que ces affiches avaient été imprimées en novembre 2002, ce qui prouvait que les infractions avaient été commises au moins quatre mois après la dernière modification de la loi sur le tourisme sexuel.

Le 22 mai 2004, moins de six mois après l'arrestation de Donald Bakker dans le DTES, l'équipe d'enquête du SPV est rentrée au Canada avec la preuve nécessaire pour obtenir la première condamnation pour tourisme sexuel impliquant des enfants.

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