Vol. 80, Nº 1À l'avant-scène

Un policier et trois chercheurs regardent des papiers devant un véhicule de police le long d'une route isolée.

Comprendre la route 16

Une étude du phénomène de l'autostop

La GRC et des chercheurs ont collaboré à une étude pour en apprendre plus sur la prévalence et les raisons de l'autostop dans le nord de la Colombie-Britannique. Crédit : Université de Northern British Columbia

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Autour de Prince George, en automne, un autostoppeur sur la route est aussi banal qu'un arbre coloré. La route 16, qui court sur 720 kilomètres entre Prince George et Prince Rupert, est vitale pour de nombreuses petites localités et une vingtaine de communautés des Premières Nations.

Vitale, et pourtant funeste, cette route est aujourd'hui connue de la plupart des Canadiens comme « la route des larmes », celle sur laquelle des autostoppeuses ont été vues une dernière fois avant de disparaître ou d'être assassinées. À l'Université de Northern British Columbia (UNBC), nous essayons de comprendre le stop et son rôle dans la victimisation dans le nord de la C.-B.

Les routes du nord de la province sont le théâtre de meurtres et de disparitions depuis plus de 40 ans. On en a pourtant peu parlé avant les années 2000, peut-être parce que la plupart des victimes étaient des femmes autochtones. Leurs collectivités et leurs familles ont souvent décrié l'indifférence et l'inaction de la police et de la population, qu'elles expliquent par le fait que les femmes disparues étaient des Premières Nations.

Deux événements ont contribué à sensibiliser la population aux disparitions. D'abord en 2005, la GRC a constitué le groupe de travail E-Pana pour enquêter sur la possibilité qu'un tueur en série ait été res-ponsable des disparitions sur les routes de la province entre 1969 et 2006. Puis en 2006, Prince George a accueilli un symposium sur la route des larmes qui s'est conclu avec de nombreuses recommandations.

L'autostop ayant été mis en cause dans plusieurs disparitions, il a été recommandé entre autres d'assurer un service d'autobus sur la route 16 et d'obliger la GRC à venir en aide aux autostoppeuses correspondant au profil des victimes. On a aussi suggéré d'étudier la « saison du stop », afin de mieux comprendre cette période entre le printemps et la fin de l'automne où il semble se faire plus d'autostop sur les routes du nord.

Aussi en 2012, l'insp. Eric Brewer des Services de la circulation du District Nord de la GRC nous a approchés, Roy Rea, aussi de l'UNBC, et moi, pour parler d'un projet de recherche conjoint visant à mieux comprendre le phénomène de l'autostop. Nous avons conçu deux études distinctes et liées pour examiner la prévalence et la nature du stop dans le nord de la province dans le but de de mieux le comprendre et d'éclairer la prise de décisions.

Points chauds

M. Rea a mis au point une console ingénieuse de système d'information géographique à installer dans les véhicules commerciaux pour permettre aux chauffeurs de saisir l'heure et le lieu où ils voyaient une autostoppeuse. Ces données ont permis de produire une carte illustrant les pics de stop, en heures et en lieux, le long de la route 16.

De 2012 à 2015, tantôt avec la GRC et tantôt seuls, mes adjoints de recherche et moi avons documenté les raisons et le vécu des autostoppeurs.

Notre étude comportait trois volets.

Premièrement, nous avons mis en ligne un sondage pour demander aux stoppeurs où ils faisaient du stop, quand et pourquoi. Nous les interrogions aussi sur la victimisation, l'abus de substances et le recrutement pour des activités criminelles. Nous avons reçu plus de 170 réponses et ainsi obtenu des données précieuses.

Deuxièmement, les policiers du District Nord de la GRC interagissaient avec les stoppeurs qu'ils croisaient. Ils leur remettaient des trousses d'information pour rendre leur pratique de l'autostop plus sûre, les invitaient à répondre au sondage en ligne et à des entrevues et leur offraient des cartes-cadeaux d'une chaîne de café populaire. Ce volet a été financé par une petite subvention du Centre national de collaboration pour la santé des Autochtones de l'UNBC.

Selon la surint. pr. Lesley Bain, chef du District Nord de la GRC, la direction avait demandé aux policiers de la GRC qui participaient à l'étude d'offrir aux autostoppeurs de les conduire s'ils craignaient pour la sécurité. Les facteurs de sécurité pris en compte étaient les conditions météorologiques, la disponibi-lité des services de transport commerciaux et l'état physique et mental de l'autostoppeur.

Dans la base provinciale de données policières, les policiers ont noté le sexe des stoppeurs, leur ethnie, l'heure et le lieu où ils les ont croisés et leur raison de faire du stop. Les données anonymes ainsi recueillies ont été mises à la disposition de l'équipe de chercheurs.

Troisièmement, nous avons tenu des entrevues en personne avec des autostoppeurs, grâce à une subvention du ministère de la Justice. Nous avons visité tous les coins de la province pour comprendre en quoi le stop dans le nord se distingue du stop dans le sud. Après tout, ces deux régions sont assez différentes en termes de climat, de population et même de culture.

Nous avons recruté nos participants à l'aide d'affiches distribuées dans les haltes routières, les bibliothèques, les centres d'amitié et les refuges. C'est dans ces mêmes endroits que nous leur avons parlé, de Haida Gwaii et de la septentrionale route de l'Alaska à l'extrême sud, à Victoria. Nos participants avaient des profils variés, allant du professionnel nanti et de l'aventurier au sans-abri et à l'homme de la rue.

Profil de l'autostoppeur

Qu'avons-nous appris? L'analyse se poursuit, mais nous avons pu dégager des grandes lignes.

Les données de la GRC nous en ont appris pas mal sur les stoppeurs croisés par la police sur les routes du nord. Ce sont aux deux tiers des hommes, et à 70 p. 100 des Autochtones. Ils ont entre 16 et 60 ans; le stoppeur le plus jeune rencontré par les policiers était un adolescent autochtone.

Le sondage a mis en lumière des différences entre les stoppeurs autochtones et non autochtones. Une faible majorité de nos stoppeurs ont dit manquer d'argent, mais chez les Autochtones, la pauvreté était nettement plus probable. Et surtout, les répondants autochtones étaient beaucoup plus susceptibles que les autres d'avoir commencé à faire du stop à 16 ans ou avant. Étant donné la vulnérabilité des jeunes, il faut tenir compte de cette donnée aux fins des politiques et des interventions policières.

Nous voulions savoir si, en faisant de l'autostop, les participants avaient subi des avances, des menaces ou des blessures physiques ou sexuelles, si on leur avait offert de la drogue ou de l'alcool, si on les avait incités ou forcés à intégrer un gang ou à se prostituer. Ils ont répondu oui à au moins une question à 71 p. 100. La proposition la plus fréquente était la drogue ou l'alcool.

Il y a aussi souvent des avances sexuelles, chez les hommes comme chez les femmes. Ces dernières sont toutefois beaucoup plus susceptibles de subir des pressions pour se prostituer en faisant du stop. Les femmes ont aussi davantage connu de séquestration et de violence extrême.

Des filles et des femmes qui ont refusé de l'argent pour du sexe ont dû se jeter hors du véhicule en marche parce que le chauffeur refusait de les laisser sortir. D'autres ont dit avoir été séquestrées et agressées, l'une d'elle a été violée à plusieurs et battue.

Or, très peu ont signalé ces incidents à la police : à peine huit répondants ont raconté ce qui leur était arrivé. Quand on lui a demandé pourquoi, un participant a répondu « La police aussi fait peur. » La méfiance des stoppeurs à l'égard de la police est ressortie de nombreux sondages et entrevues, bien que nous ayons aussi entendu des histoires où la police était venue en aide à des autostoppeurs.

Nos entrevues ont confirmé des données recueillies en ligne, mais surtout nous ont fourni un portrait plus détaillé de l'autostop, notamment des motifs de ceux qui s'y adonnent. Dans la population, on conclut volontiers à l'inconscience des jeunes stoppeuses, surtout. Mais c'est souvent le moyen que prennent les adolescents pour fuir une situation devenue intenable.

Ainsi cette femme qui dit avoir commencé à faire du stop à l'adolescence par esprit d'indépendance, certes, mais aussi pour s'éloigner d'une situation familiale malsaine. Une autre a raconté avoir fui la maison pour échapper à des parents toxicomanes et à des amis violents. Un programme qui viserait à cueillir les jeunes sur le pouce pour les ramener à la maison ne tiendrait pas compte de leurs motifs pour avoir d'abord choisi de prendre la route.

Chacun a ses raisons de faire de l'autostop, et il faut en tenir compte. Le nord de la C.-B. est plus vaste que l'Allemagne ou le Royaume-Uni. N'y vivent pourtant que 250 000 personnes et les services sont concentrés en quelques endroits stratégiques, notamment à Prince George.

Il faut prendre la route pour voir un médecin, obtenir des services sociaux, travailler, voire faire l'épicerie. Vivre dans le nord implique de devoir se déplacer, et les moyens de transport, en dehors des véhicules privés, sont limités, d'où la nécessité de l'autostop.

Notre équipe poursuit l'analyse de toutes nos données et prépare le rapport à publier. Nous avons commencé à parler de nos résultats. En juin 2017, j'ai présenté un exposé à six collectivités autochtones autour de Burns Lake, avec le Détachement de
la GRC.

Dans la même semaine, le gouvernement provincial a dévoilé le très attendu service d'autobus recommandé après le symposium de 2006. Depuis juin, deux parcours d'autobus sillonnent la route 16 entre Prince George et Burns Lake, et entre Burns Lake et Smithers.

Dans le nord, on souhaite que cette desserte signe la fin du stop. En partenariat avec le Service de la circulation de la GRC à Burns Lake, mon équipe et moi étudierons l'incidence de ce service sur l'autostop les jours de semaine et chercherons à déterminer si le groupe le plus vulnérable, les jeunes femmes, utilisent l'autobus.

Bien qu'elle ne soit pas terminée, notre recherche montre déjà l'importance de comprendre le stop plutôt que de le condamner. Si l'on veut en réduire la prévalence, il faudra commencer par faire une honnête évaluation de l'état des collectivités, du milieu et de l'offre de transport.

Notre étude illustre aussi, je l'espère, le fort potentiel de la collaboration entre les chercheurs, la GRC et les populations locales dans des projets d'amélioration de la santé et de la sécurité de la population.

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