Tabasser un voleur à l'étalage, poignarder un agresseur sexuel et abattre un cambrioleur : une violence qui suscite l'indignation, mais aussi l'approbation du public. Au Canada
en 2009, lorsque David Chen, un commerçant, a été arrêté pour avoir pris en chasse un voleur à l'étalage récidiviste et l'avoir enfermé dans sa fourgonnette, l'affaire a soulevé la controverse. M. Chen a été accusé de voies de fait et de séquestration. Les accusations et le procès criminel ont provoqué un vif débat public : M. Chen était-il un héros ou un criminel?
M. Chen a été acquitté. On recense de nombreux cas où des citoyens ayant usé de violence extrême contre des présumés criminels ont ensuite été cités en exemple par le public. Ces cas ont alimenté des débats animés sur l'initiative personnelle et les limites et les lacunes des organismes d'application de la loi. Le public a manifesté son admiration pour les justiciers et qualifié leur comportement de justice vertueuse.
Lorsque des citoyens expriment leur appui envers le crime et les criminels, l'on est en droit de s'interroger sur le pourquoi de ces réactions. Le soutien du public pour les justiciers est souvent interprété comme le signe d'une confiance mitigée envers la police. Après tout, lorsque des citoyens félicitent ceux qui agissent en justiciers, cela ne suppose-t-il pas qu'ils pensent ne pas pouvoir compter sur la police pour intervenir?
Les citoyens qui s'arrogent la loi remettent en question le monopole de l'État quant au recours légitime à la force. La police est souvent considérée comme l'incarnation de ce monopole, celle-ci tendant à être beaucoup plus visible auprès des citoyens que les autres professionnels de l'appareil de justice pénale. On peut donc comprendre que lorsque des citoyens soutiennent les actes justiciers, cet appui témoigne d'une remise en cause de la confiance envers la police. Mais est-ce réellement le cas?
Pour le savoir, nous avons réalisé une étude afin d'évaluer si le soutien pour les justiciers est attribuable à une confiance mitigée, voire inexistante envers la police. En particulier, nous avons établi une distinction entre la confiance en général et dans une situation donnée.
Méthode
Nous avons présenté une brève étude de cas sur un acte justicier à nos répondants et leur avons posé quelques questions. La mise en situation décrivait deux actes criminels : un vol à l'étalage et l'acte de violence subséquent de la part d'une justicière. Anne, une commerçante, soupçonne une cliente de se livrer au vol à l'étalage. Ses doutes sont corroborés par la bande d'une caméra de surveillance. Elle envoie la bande à la police dans l'espoir que celle-ci intervienne. Quelques jours plus tard, la même cliente revient et vole un t-shirt, mais, consciente d'avoir été observée, parvient à s'éclipser. Le lendemain, la commerçante, qui se trouve en ville lors d'un jour de congé, croise la voleuse. Elle la saisit par le bras et la brutalise.
Après avoir lu la mise en situation, les participants ont répondu à un sondage. Ils ont précisé dans quelle mesure ils étaient d'accord avec une série d'énoncés selon une échelle allant de 1 (totalement en désaccord) à 5 (entièrement d'accord). La question du soutien aux justiciers a été évaluée selon 16 points : appui aux justiciers, empathie avec la contrevenante et la victime, châtiment, caractère méritoire et blâme. Parmi les énoncés pro-posés : « Ce qu'Anne a fait est justifié » et « Grâce à des personnes comme Anne, quelque chose est fait pour réprimer le crime. » Pour mesurer le degré général de confiance envers la police, on a présenté 8 énoncés concernant la police, notamment : « La police fait bien son travail » et « Les policiers sont là quand on a besoin d'eux. »
Pour déterminer si l'appui pour les justiciers est lié au degré d'intervention de la police, nous avons varié celle-ci selon les cas. Dans le cas d'une intervention rehaussée, un policier se présente au commerce pour poser des questions sur le vol. Il promet d'effectuer une surveillance plus fréquente du magasin, puis donne à la commerçante un numéro de téléphone où elle pourra le joindre en tout temps. Dans le cas d'une intervention minimale, la commerçante n'entend pas parler de la police après lui avoir transmis les bandes vidéo. Lorsqu'elle communique à nouveau avec la police de sa propre initiative, on lui répond qu'on n'a pas le temps de s'occuper de l'incident.
Nous voulions aussi savoir si le soutien à l'endroit des justiciers dépend des facteurs propres à la situation. Nous avons donc fait varier le degré de violence exercée par la justicière. Dans le cas d'une violence moindre, elle frappe la voleuse, qui s'en tire avec un œil au beurre noir et un mal de tête. Dans le cas d'une violence intense, la voleuse s'écroule au sol après avoir été frappée par la justicière, et celle-ci lui assène des coups de pied à la tête, lui brisant la mâchoire et provoquant une commotion aiguë.
Afin de joindre un échantillon varié de citoyens, nous avons recueilli des données en distribuant un questionnaire aux usagers du train. Sur un échantillon de 385 personnes, le taux de réponse était de 70 p. 100, l'âge moyen, de 35 ans et le taux de répondants masculins, de 55 p. 100.
Constatations
Le niveau moyen de soutien pour cet acte justicier était de 2,73 sur une échelle de 1 à 5. En général, les répondants n'y étaient pas très favorables. L'énoncé qui a suscité le plus d'assentiment est « Anne aurait dû chercher une autre solution », ce qui laisse entendre que l'acte justicier n'était pas la réaction préférée à l'égard du vol à l'étalage. Néanmoins, une majorité — 74 p. 100 — a dit comprendre le comportement de la justicière. Autre observation notable : moins de 12 p. 100 des répondants ont éprouvé de la pitié pour la victime de la justicière.
Le taux moyen de confiance envers la police était de 3,14, soit légèrement au dessus du point neutre de l'échelle (2,5). Les répondants se sont dit le moins en accord avec l'énoncé : « Les policiers sont là quand on a besoin d'eux ». Fait intéressant, ce score correspond à celui obtenu au sujet du degré d'intervention de la police lors du crime initial. L'élément qui a suscité le plus d'assentiment concernait le respect pour la police, ce qui suppose que le mécontentement à l'égard de certains aspects de la police n'entraîne pas nécessairement une absence générale de respect pour elle.
Nous avons analysé le rôle de divers déterminants (degré général de confiance envers la police, degré d'intervention de la police à l'égard de l'incident initial et degré de violence du justicier). Le sondage montre qu'une confiance accrue envers la police correspond à un soutien moindre pour le justicier. Toutefois, les caractéristiques propres à la situation comptent aussi pour beaucoup. Plus la police est intervenue activement après avoir été avisée et reçu les bandes vidéo du vol, moins l'acte justicier était bien vu. De même, la violence exercée par le justicier a eu une incidence : un acte plus violent a suscité moins de soutien.
Conclusion
Notre étude offre une preuve empirique du lien souvent présumé entre le soutien pour le phénomène de justicier et la confiance envers la police. Toutefois, le degré d'intervention de la police dans une situation donnée a également une influence. Lorsque l'intervention de la police était plus mitigée à l'égard du vol à l'étalage, les gens ont exprimé un soutien supérieur pour les actions subséquentes du justicier.
Ainsi, le rôle de la police dans l'événement menant à l'acte justicier pourrait avoir des répercussions considérables sur l'opinion publique à l'égard d'une situation donnée. Dans notre étude, lorsque la police a pris au sérieux la victime du vol à l'étalage et manifesté un intérêt véritable pour l'affaire, ceci a eu pour effet d'altérer la réaction du public à l'égard de l'acte justicier, même si aucune arrestation n'avait encore été faite.
Selon notre étude, il ne faut pas sous-estimer l'incidence de l'intervention policière sur le plan concret et conjoncturel, car elle peut jouer un rôle important dans les événements menant à l'acte justicier.
Même si une personne a généralement confiance en la police, elle pourra soutenir un acte justicier lorsqu'elle estime que la police n'est pas intervenue de façon satisfaisante dans un crime donné. C'est donc dire que le degré d'intervention de la police pourrait être un facteur déclencheur ou de prévention d'un acte justicier.
Pour prévenir le phénomène de justicier, la police serait bien avisée de s'efforcer d'expliquer son intervention, ou absence d'intervention, face à un crime, aux parties concernées et à la population. Ce n'est qu'une hypothèse, mais nos constatations jusqu'ici soulignent le rôle important de l'intervention policière à la suite du crime.
En outre, comme certains actes justiciers seront impossibles à prévenir, une intervention policière appropriée, suivie d'une démarche de sensibilisation, pourrait limiter au minimum le soutien de la population à l'égard des justiciers.
Nicole Haas, Ph. D., est professeure adjointe à la faculté de criminologie de l'École de droit de l'Université Érasme à Rotterdam (Pays-Bas).
Jan de Keijser, Ph. D., est professeur à l'Institut de droit pénal et de criminologie, à l'Université Leiden (Pays-Bas).
Une version du présent article par Nicole Haas, Jan de Keijser et Gerben Bruinsma a paru dans le journal Policing and Society (vol. 242, n° 2 (2014), pp. 224-241).