Vol. 76, Nº 2Reportages externes

Les gangs d’aujourd’hui

Leurs membres sont mobiles et travaillent en réseau

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En Amérique du Nord, la définition du terme « gang de rue criminalisé » est devenue particulièrement floue car les chercheurs, les membres de la communauté chargée de l'application de la loi et les médias ont tendance à utiliser ce terme pour désigner autant des groupes de jeunes peu structurés que d'influentes organisations criminelles.

Les gangs d'aujourd'hui semblent nettement moins structurés que les gangs typiques du modèle traditionnel occidental : il y a très peu de différenciation des rôles, les individus sont perçus comme les membres d'une équipe et ils n'ont pas tendance à se doter d'un code vestimentaire ni à revendiquer un territoire bien défini ou un secteur comme étant le leur.1

Bref, les gangs d'aujourd'hui présentent une structure opérationnelle différente des modèles établis de groupes du crime organisé et de gangs occidentaux défendant un territoire qu'ils considèrent comme le leur.

En comparant les définitions tirées de diverses sources, on constate que le terme « gang de rue » désigne généralement des groupes présentant un ensemble de caractéristiques, dont les principales sont les suivantes :

  • réunir de jeunes adultes et parfois aussi des adultes;
  • avoir un nom, ou encore un chef ou une structure reconnaissable;
  • défendre un « territoire » géographique, économique ou criminel;
  • regrouper des membres unis par des liens soutenus ou des contacts réguliers;
  • se livrer à des activités criminelles, et possiblement à des actes de violence.

Bien que les gangs d'aujourd'hui et les gangs correspondant au modèle nord-américain traditionnel partagent ces caractéristiques, la différence entre eux réside dans l'importance accordée à chacun de ces éléments et dans la durabilité de la structure du groupe.

Gangs d'aujourd'hui

Comme les gangs traditionnels, les gangs d'aujourd'hui ont un chef reconnu, mais ils n'ont pas de structure durable. Leurs membres font partie d'un même réseau, mais n'occupent pas de rôles définis et stables.

Pour cette raison, j'ai choisi de comparer les membres de gangs d'aujourd'hui aux membres d'une équipe, en référence à l'analogie de l'équipe sportive dont les décisions sont prises par un chef et dont les actions reposent sur les capacités de chacun des joueurs.

À la grande mobilité des joueurs des gangs d'aujourd'hui s'ajoute la mobilité géographique des gangs, tout aussi importante, qui complique la tâche des organismes d'application de la loi cherchant à démanteler ou à perturber leurs activités criminelles.

En raison de la mobilité de leurs membres, les gangs d'aujourd'hui accordent moins d'importance à la notion de territoire géographique et mettent plutôt l'accent sur leurs territoires économiques ou certaines marchandises en particulier. Cette caractéristique les libère de toute contrainte d'ordre géographique et de toute difficulté associée à une structure fixe.

La mobilité géographique peut par ailleurs entraîner des violations de territoire qui font éclater des conflits avec les gangs de rue ancrés au territoire sur lequel on a empiété.

La mobilité des gangs d'aujourd'hui n'est toutefois pas un obstacle à la stabilité de leur composition. Bien qu'il puisse sembler contradictoire de comparer les membres des gangs d'aujourd'hui aux joueurs d'une équipe sportive et d'ajouter que le groupe est doté d'une structure, il ne faut pas oublier que les membres des gangs font souvent partie du réseau personnel du chef de leur gang. En soi, cela assure la continuité de la composition des gangs.

Les chefs de gangs d'aujourd'hui utilisent des réseaux internationaux qui définissent leur territoire économique et les marchandises au cœur de leurs activités.

Ce que cela implique pour la police

Les gangs d'aujourd'hui et les gangs correspondant au modèle traditionnel occidental – ou encore des gangs d'aujourd'hui faisant le commerce de différentes marchandises – peuvent coexister, mais cette situation est, au mieux, précaire. En général, ce n'est qu'une question de temps avant que le territoire d'un gang soit envahi et que la violence explose.

La durée de la période de calme qui suit les épisodes de violence dépend dans une certaine mesure de l'importance de leurs répercussions, que ce soit d'autres actes de violence ou des arrestations.

Il a été observé qu'en période de guerre entre deux gangs ou même entre deux groupes affiliés à un même gang, les gangs ou les groupes rivaux fournissent souvent de l'information à la police.

Une telle collaboration annonce généralement une escalade de la violence et peut indiquer que des joueurs ont évolué au point de pouvoir former leur propre gang : ils sont en mesure d'être en concurrence avec d'autres gangs en vue de s'affilier à un groupe du crime organisé et, par voie de conséquence, d'obtenir une source de revenus prévisible pour les membres de leur réseau.

Les joueurs qui font de telles tentatives sont bien conscients qu'ils peuvent eux aussi être la cible de ceux à qui ils tentent de couper l'herbe sous le pied et que le gang rival ne veut absolument pas faire du mal à une personne innocente qui se trouverait au mauvais endroit au mauvais moment, ne voulant pas attirer l'attention de la police, des médias, des politiciens et de la population. Pour ces joueurs, les endroits les plus sécuritaires sont les lieux publics très fréquentés, où se trouvent de nombreux témoins potentiels.

Cependant, lorsque la rivalité entre gangs s'aggrave à un point tel que la seule façon de cibler un rival comporte des risques, la menace à la sécurité publique devient plus ou moins inévitable.

Lorsque des coups de feu sont tirés au vu de tous – particulièrement si on y vient rapidement – la police devrait soupçonner l'urgence pour les groupes impliqués de mettre fin à une lutte de pouvoir. Il est essentiel, d'un point de vue d'enquête et de renseignement, de connaître les raisons de cette urgence.

La rivalité entre gangs et les épisodes de violence qui y sont associés mettent souvent la population en danger, et leur caractère dramatique risque d'attirer l'attention sur le crime organisé. De plus, le chef de gang de rue impliqué dans un délit ayant mis d'innocents citoyens en danger risque de voir le groupe du crime organisé auquel il est associé le laisser tomber.

Le chef de gang de rue qui n'est plus en mesure de payer ses joueurs n'a pas vraiment d'autre choix que de se livrer à des activités encore plus risquées. Ce faisant, il risque davantage d'être arrêté par la police, auquel cas la police pourra obtenir des renseignements sur un échelon plus élevé du crime organisé.

Dans tous les cas, le chef demeure au cœur du réseau du gang d'aujourd'hui. Il est l'intermédiaire avec le crime organisé et est le seul à connaître les joueurs, à leur donner des ordres et à leur assigner les différents types d'activités criminelles.

Gérer le modèle des gangs d'aujourd'hui

L'utilisation du terme « gérer » reflète le caractère structuré des gangs de rue d'aujourd'hui, leurs échanges avec le crime organisé et leur mobilité et leurs liens internationaux potentiels.

Les initiatives communautaires visant à mettre fin au recrutement de jeunes à risque par les gangs ont connu un certain succès lorsque les gangs étaient attachés à un secteur géographique donné, selon le modèle traditionnel nord-américain. De même, les programmes visant le renforcement des capacités des communautés touchées par les activités des gangs de rue ont été utiles dans le cadre des enquêtes policières.

En revanche, les gangs d'aujourd'hui, dont les joueurs passent d'un territoire de compétence policière à un autre, sont plus difficiles à perturber. La mobilité des joueurs dans un monde de plus en plus connecté confirme que les réseaux des gangs d'aujourd'hui reposent sur une multitude de relations appartenant aux cercles de vie, de travail ou de loisirs du chef, qui englobent souvent des amis de ses amis.

Ainsi, les stratégies ciblées de police communautaire visant l'identification des membres du réseau social d'un chef de gang de rue sont prometteuses.

La mobilité associée aux gangs d'aujourd'hui complique la tâche des enquêteurs de police. Elle ralentit les enquêtes touchant plusieurs territoires de compétence et exige plus que jamais l'échange d'information entre les services de police.

Les enquêtes policières continuent de reposer, dans une plus ou moins grande mesure, sur un modèle de gang de rue au mode opératoire et à la composition stables, qui ne correspond pas aux gangs d'aujourd'hui.

Lorsqu'un gang d'aujourd'hui se forme, les liens qui ont déjà été noués dans la communauté favorisent grandement les tentatives d'intervention.

Dans une certaine mesure, les joueurs faisant partie du réseau social d'un chef de gang sont connus dans la communauté de par leur propre réseau social ou leurs activités quotidiennes. Voilà pourquoi il est primordial que les policiers établissent et entretiennent des partenariats dans la communauté, de façon à ce que ces liens soient déjà solides au moment où la police en aura besoin.

La « loi du silence » à laquelle les services de police sont confrontés dans leurs enquêtes témoigne du fait que la population a peur de dévoiler de l'information.

Les relations avec la communauté procurent à la police comme aux communautés des avantages qui vont bien au-delà du propos du présent article. Réelle ou non, la peur des représailles de gangs ralentit les enquêtes.

Les gens qui choisissent de se manifester dès le début de l'enquête risquent d'amener la police à rassembler davantage d'éléments de preuve matériels et à se fier moins à l'apport d'autres témoins.

La transition des gangs occidentaux, dont la composition et le territoire géographique sont fixes, aux gangs d'aujourd'hui, caractérisés par la mobilité des joueurs et des territoires géographiques, remet en cause les partenariats existants entre la police et la communauté, qui devraient passer de la planification stratégique proactive au raisonnement stratégique proactif.

Cette transition nécessite toutefois des partenariats durables avec des intervenants de la communauté. Le refus d'effectuer cette transition ne ferait qu'avantager les gangs d'aujourd'hui.

Mme Cathy Prowse, Ph.D., a été policière pendant 25 ans pour le Service de police de Calgary et détient un doctorat en anthropologie. Elle enseigne actuellement au Département d'anthropologie de l'Université de Calgary et à l'Université Mount Royal dans les domaines du contrôle social, de la criminalité et de la justice.

Références

1 Prowse, C.E., « Defining Street Gangs in the 21st Century », SpringerBriefs in Criminology , 2012.

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